Je ne le dirais pas assez, mon exposé s’écarte volontairement de toute normativité : loin de moi l’idée qu’il existerait un choix idéal, en toute matière, résidu d’une conception platonicienne ! Je tente de discuter d’aspects impensés et soulever des alternatives aux conceptions majoritaires. Si parfois j’affiche mes préférences, je les argumente et suis prêt à en débattre ou, si vous voulez, en discuter des mérites. Il ne s’agit pas d’avoir raison contre la pensée dominante [1], mais montrer que dans le contexte imposé par le discours officiel (dominant), le débat (sous contrôle) ne pourra qu’être tronqué et frustrant pour tous ceux qui ne s’y reconnaissent pas en lui [2]. Mon but est de vous permettre d’adopter des perspectives nouvelles, en acceptant un pluralisme du point de vue des valeurs et cultures, des imaginaires et des manières d’être, ne pouvant être soumises à un benchmarking. Il ne suffit plus de viser la solution de problèmes propres au système actuel (symptomatique), mais d’envisager de le modifier radicalement, donc à la racine (toucher les forces qui l’animent), à savoir dans quel sens.
En faisant référence à l’histoire du risque et de ses usages, puis à son analyse conceptuelle, j’essayerais de montrer que, depuis le XVIIème siècle, pour arriver à la situation présente, d’immenses remaniements de nos schémas de pensée ont dû être observés, générant débats et disputes, propres à chaque époque. P. Bernstein (1998) soutient que le mot provient du verbe en italien précoce risicare qui signifierait oser, se référant, au départ, à un choix plutôt qu’un coup du sort. Quant à F. Ewald (1986), il le lie au verbe risco qui signifierait couper, en usage dès le XIIIème siècle.
En parallèle, bien d’autres idées ont dû prospérer, dont celle d’un monde mesurable (quantitatif plutôt que qualitatif) et de ce fait connaissable [3], en suivant des penseurs (célébrés) comme, Galilée, F. Bacon ou Descartes. L’expérimentation (autre nouveauté du XVIIème) sera vouée à la production des faits, aux savants de les interpréter et d’en dériver les lois immuables. Pour qu’il y ait risque (c-à-d que la notion devienne intelligible), il a fallu, pendant près de deux siècles, élaborer l’idée de probabilité, dérivée de fréquences observables, puis discerner (inventer) des « lois » statistiques contre les conceptions solidement installées qui croyaient en un monde déterminé par avance, selon des lois éternelles ; à l’origine, celles que Dieu – qui ne joue pas aux dés - avait placé dans la création. Selon Alain Supiot (2015) :
- « A la charnière des XVIII et XIXème siècles, les mathématiques du contrôle ont ainsi pris le pas sur les mathématiques de l’intelligibilité, ainsi que l’a observé René Thom qui explique ce tournant par la professionnalisation du métier de savant : fort des certitudes de sa science, écrit-il, l’homme éclairé se mue peu à peu en un technocrate ».
I. Hacking y a déceler un processus connexe de domestication de la chance (Hacking 1990, ed. 2013), non seulement une démystification, mais la volonté d’une authentique maitrise, on pourrait dire, une tentative de conjuration du sort. Les résistances furent vaincues à la fin du XIXème siècle, durant lequel les explications providentielles seront progressivement abandonnées. L’existence de lois morales, simple croyance au départ, reposait sur la possibilité de reconnaître, derrière la régularité observée sous forme de distribution (statistique) des comportements humains, la main de Dieu (la divine providence).
En fait, propositions théoriques et applications montrent un décalage temporel et ne finiront par se rejoindre qu’au milieu du XIXème siècle, bénéficiant de « l’avalanche de chiffres publiés [4] » (expression forgée par Ian Hacking, 1983) culminant sur la courte période, de 1820-1840. Les abstractions inventées dans les décennies précédentes trouvèrent, dès lors, de possibles expressions chiffrées. En somme, on ne pourrait que difficilement reconnaitre un processus « progressif simple » et surtout rationnel, nous le verrons encore dans la suite.