Les historiens tracent un chemin, dont la succession des étapes a permis la constitution des sciences humaines à partir de la philosophie morale expérimentale, sans oublier, au passage, son influence sur le profond changement de regard que nous portons sur nous-mêmes et sur le monde. Cette dernière appellation a été défendue par ses tenants qui avaient cherché à la constituer par analogie à la philosophie naturelle, dès la fin du XVIIème siècle (l’appellation sciences physiques n’arrivera que bien plus tard). Ses promoteurs se sont appuyés sur l’idée que des lois présideraient aux comportements humains, par analogie à celles qui régissent les phénomènes naturels. Il serait alors possible de les étudier « expérimentalement », profitant du prestige acquis par la philosophie naturelle, celle de Newton. Je vous propose ici une réflexion : ce ne serait pas de nouvelles idées qui ont conduit à la fabrication d’instruments à leur service (le télescope de Galilée ou la pompe à vide de Robert Boyle). C’est un certain progrès technologique qui a rendu possible la fabrication d’instruments. Une fois disponibles ils auraient permis de nouvelles manières d’investiguer les phénomènes, avec des impacts déterminants sur nos manières de penser et traiter notre monde. Point d’observations neutres qui auraient susciter de nouvelles théorisations, mais de nouvelles spéculations, susceptibles de donner sens aux données disponibles ou collectées à cet effet.
L’intérêt de procéder à une comptabilité de la population a été motivée en premier pour bien répartir l’effort de taxation ou pour s’assurer de la possibilité de financer les dépenses de l’état, par exemple, en vendant des rentes viagères. Dites annuités dans le monde anglo-saxon, elles étaient vendues par les états, dès le XVIème siècle, contre des versements annuels (à vie) au souscripteur ; sans idée de l’espérance de vie [1], donc sans calcul actuariel, la rentabilité des opérations fut pendant longtemps hasardeuse. Le comptage des foyers ou des fenêtres a servi, en premier, de base du calcul, plutôt que celui des corps, la possibilité de procéder à des recensements ne venant que plus tard [2]. De nouvelles abstractions seront créées : société, travail, marché…, des « espèces de tous » selon l’expression de Vauban, bien avant de pouvoir stabiliser leurs contenus et de choisir, à partir de la profusion des chiffres produits, la manière de les exprimer et de s’en servir à des fins politiques. Cette phase d’enthousiasme statistique (Hacking, 1983) alimentera la transformation, exprimée par le juriste Alain Supiot, comme le passage d’un gouvernement par les lois à une gouvernance par les nombres (Supiot, 2015). Les intentions initialement affichées par les premiers « réformateurs » se présentaient comme philanthropiques, mais avec le recul ?
Les conditions étaient réunies pour opérer la transformation qu’Ulrich Beck, en 1992, a exprimé par le titre de son ouvrage : la Société du risque. Ici, nous ne discuterons pas de la phase dite de modernité réflexive que l’auteur aurait décelée, mais nous partirons de son constat premier : l’envahissement de nos vies par les risques de toutes sortes, menant aussi, p.ex., à des besoins croissants en assurances, en tant que technologie abstraite du risque, comme accident et non comme un concept. Émerge alors une société assurancielle, comme l’affirmait François Ewald (1986), où il n’y a plus lieu de séparer assurances sociales et privées, puisqu’elles procèdent des mêmes mutualisations du risque et techniques actuarielles. L’assurance, qui donne un nouveau mode d’existence à des événements jusqu’alors redoutés, devient alors créatrice de valeur. Elle se fonde sur une rationalité (calculée) et non une éthique. Ainsi, la mise en place de ce type de calcul, ne date que de la deuxième moitié du XIXème siècle, une fois la théorie des probabilités aboutie, telle que nous la connaissons encore aujourd’hui. La statistique accède alors au statut de science.