Si nous pouvons en faire l’histoire, quels revirements pouvons-nous y reconnaitre ? Depuis la science des anciens grecs tournée vers la contemplation du monde [1], nous sommes passés à une autre, dès le XVIIème siècle, où la science est sommée de prouver son utilité. A partir des années 1980, selon les nouvelles thèses libérales (appelées communément néolibérales), le risque devient affaire des individus [2] », enjoints à faire les bons choix parmi les options possibles pour conduire leur vie. Les bons choix sont définis autoritairement (ils s’expriment comme des injonctions) et toute déviation est susceptible d’être sanctionnée. La problématique est réduite à l’accès aux bonnes informations (qui ne sont que des mots d’ordre) et les comportements « déviants » sont épinglés. Une des réponses récentes sera la multiplication des agences d’expertise, de supposées autorités indépendantes (à partir des années 1970), comme soutien à la décision. La création d’un ordre administratif est nécessairement soumise au contrôle par l’ordre juridique, alors que les agences sont sous tutelle des ministères. Sachant que les lois et règlements sont aussi les produits de décisions politiques, les conflits/contradictions autour des conclusions des comités d’experts deviennent inévitables [3] (nous en aborderons dans les cours et TD). L’expertise cherche à se draper d’une aura scientifique, en imposant des vérités indiscutables qui seront pourtant contestées. Est-ce normal ? Comme l’affirment J.B. Fressoz et D. Pestre (2013) :
- L’expression (société du risque) est un discours sur nous-mêmes, sur notre excellence et notre capacité, enfin advenue, de maîtriser de façon juste et intelligente les incertitudes auxquelles nous faisons face. Grâce à l’aveu public des dégâts inévitables du progrès, l’expression est d’abord le masque d’une accélération peu contrôlé de nos modes de développement dont l’évaluation et la gestion sont principalement remis dans les mains des producteurs et des experts.
Ce monde dominé par des experts, seuls à même de traiter des questions hors de portée du citoyen profane pour orienter le cours de sa vie, est-il rassurant ? Que nous dit la multiplication des conflits et recours ? Le vocable « société du risque » n’oblitère-t-il pas toute idée de responsabilité, lui conférant un anonymat confortable. En somme, comment sommes-nous passés du projet de décrire la situation (de facto) à la volonté de prescrire la norme (de jure). De plus le risque se trouve lié à la « bonne » mesure de l’exposition (supposée objective), mais de corps biologiques génériques et sans volonté propre, soumis au dictat de l’information descendante (le travail productif étant l’ultime indicateur), une conception pastorale. Ne vient-elle pas contredire toute idée de diversité, de liberté ?
Rappelons que l’idée de mesurer pour gouverner y a trouvé ses conditions de possibilité, influençant le virage vers ce que Michel Foucault a nommé le gouvernement de la vie ou biopolitique, métamorphosant le sujet de droit en un objet de soins, à partir de chiffres et statistiques produits dans ce sens. Ainsi, transparait une autre compréhension, celle qui confère aux États, par le biais des chiffres produits, un pouvoir de contrôle (une domination) sur les ressources, leur exploitation, mais aussi les conditions sociales, les mérites et démérites des populations n’étant considérées que par le travail fourni et leurs contributions au soutien de la productivité, nouvelle destinée pour l’humanité. Elle a nécessité la collection de faits (chiffrés), devant être interprétés par des spécialistes, des scientifiques experts. Un long chemin sera suivi jusqu’à l’affirmation du statut du conseiller scientifique, en dialogue direct avec le décideur et donc à l’isolation de l’interface Science-Décision de tout débat public. Nous y reviendrons.