Une croyance répandue toujours aujourd’hui prétend que les chiffres ne « mentiraient » pas. Si Galilée appela à déchiffrer le livre de la Nature, écrit en caractères mathématiques, le préjugé de la neutralité des chiffres a suivi aussi l’injonction de F. Bacon de se concentrer sur des observations/faits, objectivables et dépourvus de charge théorique (vous pouvez réfléchir sur son impossibilité, même logique [1]). Il y aura un autre cheminement parallèle, installant la notion de fait scientifique moderne (voir Poovey, 1998). Il gagnera un contenu et un statut nouveau (celui d’évidence), supplantant le recours à des témoins et sera détaché de toute notion de valeurs, d’où sa supposée neutralité (nous la reprenons dans la page suivante). On pourrait y dénoncer un préjugé et donc philosophiquement injustifiable de cette neutralité, que j’attribuerais plus à la recherche du pouvoir de contrôle ou de la préservation de la décision publique de toute critique sociale, les chiffres faisant foi. La « politique » devient alors gestion, guidée par l’expertise et évacuant toute discussion sur les valeurs (p.ex. justice, liberté, dignité, autonomie, etc.).
Ne nous arrêtons pas à l’idée qui s’est finalement imposée [2], reconnaissant les arguments contradictoires, au cœur de controverses, tant entre philosophes que parmi les scientifiques. Les propos prononcés par lord Kelvin, cités en exergue, datent de 1883 en plein siècle positiviste et, bien que contestables, hanteraient toujours la pensée contemporaine. Nous ne les aborderons pas, au profit de l’examen d’une conséquence de cette mise de côté des valeurs : la quête de justice se soumet à l’impératif d’efficacité, voire d’efficience. A quel titre ces dernières seraient-elles des vertus (voir aussi ) ?
Il est possible aussi de s’interroger : si la science se refuse tout jugement, le refus en soi ne découle-t-il pas d’un jugement ? Peut-on logiquement juger que (tous) les jugements sont illégitimes (une proposition auto-invalidante) ? Ne devient-on pas scientifique, en choisissant son champ d’exercice, l’orientation de ses travaux, son insertion institutionnelle, soit en exprimant des préférences ? En toute neutralité bien sûr. L’utilitariste n’y verra que des choix calculés de carrière.
Pour autant, tout exercice scientifique est soumis à l’adoption d’un éthos, par exemple, l’attachement à la vérité, la compréhension que toute proposition d’un jour est vouée à être rejetée, en faveur d’une autre de pouvoir explicatif supérieur et ainsi de suite. Le champ scientifique est celui d’incessantes disputes, sinon comment les connaissances avanceraient-elles ? Il en découlerait une obligation de modestie, face à la possibilité incontournable de se tromper, avec de possibles conséquences pour la société. Qui en serait alors responsable et appelé à rendre des comptes ? Si un scientifique fait face à des souffrances, telles qu’exprimées par ceux qui les vivent, doit-il en faire fi ou les dénoncer ?
Enfin, pourquoi cette question a animé les champs, tant de la sociologie, l’anthropologie que l’économie [3], qui ne deviendront sciences humaines et sociales qu’au XXème siècle ? Se joue un autre préjugé, celui de l’universalité ou de l’universalisme, découlant de cette notion théologique de lois naturelles ou universelles qui furent à la base de la nouvelle enquête scientifique. Ne devons-nous pas remarquer que l’universalisme conçu au siècle des Lumières a aussi motivé les conquêtes coloniales [4] avec leur cortège de violence, jusqu’aux génocides ? Que signifie dans ce cas rester neutre, sans tomber dans un relativisme où tout se vaut ? Reconnaissons que notre monde est bien plus fouillis que cette vision où tout est bien rangé, à sa place, occultant les tensions et conflits qui l’animent.