Il existerait bien une séquence historique, l’idée de probabilité précédant celle de risque : pour que les probabilités soient calculables, il a fallu anticiper les différentes options de l’action. Une telle énumération peut-elle être exhaustive a priori, comme quand nous lançons des dés au nombre de faces fixe ? Le résultat du jet d’un dé (ou plusieurs) est composé d’alternatives dénombrables, équiprobables (si le dé est régulier) et indépendantes. Une situation analogue se retrouve-t-elle dans la vie sociale ? L’énumération (exhaustive) de ces options indépendantes établie a priori est-elle légitimement possible dans la réalité de la vie ? N’avons-nous pas tous rencontré des circonstances inédites où l’existence d’une option ne sera validée (ou non) qu’après avoir essayé ? Les comportements, p.ex. les homicides ou les suicides, obéissent-ils aux mêmes règles de probabilité que l’obtention d’une configuration donnée de dés, aléatoire mais distribuée normalement [1] ? La survenue d’une maladie obéit-elle à des lois statistiques ? En vous intéressant à l’histoire des différentes notions traitées ici (bibliographie à la fin du cours), vous constaterez la créativité de la pensée humaine, capable d’inventer des « lois », pour s’en sortir, comme celle des grands nombres, transférée de la table de jeu à la vie sociale.
L’application du raisonnement probabiliste a buté sur des conceptions provenant de l’époque précédente, en particulier la croyance en un monde déterminé par avance, car soumis à la volonté de Dieu. Finalement c’est avec la formulation de la théorie quantique que nous sommes rentrés dans un monde stochastique [2] et de ce fait à l’évolution largement imprévisible. Ne constatons-nous dans la période actuelle que des appels à la prédiction persistent (les tentatives de planification de l’avenir aussi), sans se référer aux multiples difficultés épistémologiques qui n’ont pas manqué d’être soulevées ? Il est vrai que l’épistémologie est rarement incluse dans les programmes universitaires. On lui préférerait des recettes de cuisine non problématiques, élaborées pour des problèmes que chacun circonscrit à sa façon (des dans un monde ouvert), sans en discuter les failles conceptuelles (validité) qui affaiblissent leurs conclusions (on évite ce qui fâche).
J’insisterais ici sur le calcul de la probabilité qui a nécessité la révision de nos conceptions (la formulation du problème jusqu’au sens même du terme [3]) et qui a permis à l’idée de risque d’émerger. Or, ce calcul n’était pas tellement entaché par l’imprécision ou l’inexactitude des mesures (instrumentale), en tout cas autant que par notre degré d’ignorance (parfois compris parmi les incertitudes), à un moment précis, concernant les chemins possibles que suivra le système étudié et les variables pertinentes pour le décrire. Nous retrouvons l’obsession - et la croyance en la possibilité - de la prédiction (en contexte).
Je n’ai pas l’intention d’évacuer toute considération sur le risque, juste essayer de montrer ses limites et ses possibles dérives. Un point de vigilance s’impose : nous sommes dominés par l’illusion rétrospective, soit que nous jugeons des événements passés avec la connaissance de la suite de l’histoire (leurs conséquences). La devise du positivisme d’Auguste Comte, étudier pour comprendre, comprendre pour prévoir doit être remise en question, devant notre ignorance du moment. Il ne s’agit pas de s’interdire toute projection ou anticipation, aucun progrès ne serait alors possible, mais de prendre conscience, devenir attentif à tout ce que nous ne savons pas, au moment donné et qui peut faire dérailler notre entreprise.
Toute proposition portant sur l’avenir ne serait finalement qu’incertaine, Aristote nous avait déjà prévenu (il a créé le concept de contingence donc d’indétermination). Prenons l’exemple des appels des acteurs économiques adressés aux gouvernements, exigeant des situations stables, prévisibles, comme conditions de leur prospérité [4]. Décidément, les entrepreneurs auraient une aversion aux incertitudes ! Pourtant, la prise de risque est célébrée et peut être génératrice de grands profits (pas toujours). Le capitalisme est rempli de contradictions et celles-ci ressortent dans les idéologies économicistes dominantes [5] : par exemple, la foi en le marché, une entité pourtant métaphysique, dotée de régulation rationnelle autonome (sic), une croyance fort commode.