Jusqu’à présent, je suis parti du fait que nous saurions tous (en France, en Europe, partout…) ce que serait un risque. Nous en aurions une conception partagée. Si les anciens grecs ont créé le mot danger (kindynos), en grec moderne il n’y a pas d’équivalent qui traduirait le risque ; danger s’emploie dans les deux sens. La récurrence, la régularité des phénomènes avait été observée, mais les anciens n’ont pas eu l’idée de chercher une signification dans leurs fréquences. Son invention peut être qualifiée de contingente et a dû attendre l’émergence tardive de la probabilité (dont les anciens grecs ne disposaient pas). Pourtant, la pratique des jeux de hasard (le même type de dès servait à la divination) existait depuis fort longtemps [1]. C’est en réfléchissant sur des problèmes posés par les jeux de hasard que Pascal et Fermat vont proposer la première théorie des probabilités en 1662 (le mot employé par Pascal était celui de chances ou d’espérance). Alors comment des penseurs en sont-ils venus à rechercher des lois de probabilité s’appliquant aux comportements humains - des lois statistiques sociales ou morales ? Cette voie est celle qu’a suivie la genèse des sciences humaines (elles prirent provisoirement le nom de sciences de l’esprit), mais suivant un chemin alambiqué.
L’expression courante aujourd’hui définit le risque comme la probabilité de la survenue d’un aléa. Évidemment, les dommages et leur sévérité sont propres à l’aléa ou, plus précisément dans la variabilité de l’aléa. Parfois nous trouvons une expression présentant le risque comme le produit d’un aléa et des enjeux (tout ce qu’on risque de gagner ou de perdre), mais employés alors plutôt dans le sens de vulnérabilités. Nous pourrions discuter aussi des classifications, qui feraient sens pour l’action publique, comme risques naturels versus risques technologiques, risques liés au transport de matières dangereuses, ou encore risques sanitaires, un catalogue à la Prévert. Ce que je cherche à vous faire remarquer est que la classification s’ajuste aux différentes mesures de gestion que chaque type de risque appelle, y compris les institutions qui ont la charge de le « gérer ». Il s’ensuit une naturalisation du risque, dans la mesure où celui-ci serait explicable par des circonstances extérieures. Les vivants concernés, humains compris, ne seraient que des variables d’ajustement, mais sont-ils d’accord ?
Outre les effets physiques, sur les corps et les biens, il y a des effets sociaux du risque (isolement) ou psychosociaux (stress, anxiété), qui jouent aussi sur son acceptabilité sociale, au-delà de la sévérité/gravité (les deux peuvent être plus ou moins corrélés), quels que soient les indicateurs utilisés. Or, si la sévérité peut bénéficier de calculs, à condition que tout puisse être réduit à une mesure unitaire [2], ce n’est pas le cas de l’acceptabilité, dont les déterminants seraient différents. Il manque une réflexion sur la construction sociale du risque [3], inhérente à l’idée de société du risque mentionnée précédemment (l’ouvrage de U. Beck est parmi les plus cités de sa génération).
En conséquence, nous pourrions remarquer (avec Ulrich Beck) que le modèle du risque, tel que la science l’élabore à partir de données de laboratoire, repose sur une représentation de la société naïve et qui en reste à des présupposés d’ordre physique discutables. Les questions de validité du calcul se trouvent opposées à celle de l’acceptabilité, qui pourraient être incommensurables ou incomparables (leurs fondements ne se rejoignent pas). Comment alors établir des négociations, en vue d’arbitrages ?