Cette longue séquence, peu intuitive et rarement mise en avant, vous montrera, au travers de différents exemples, les spécificités culturelles en action. Nos apprentissages, emprunts d’un universalisme, je dirais primaire, font que l’on néglige la diversité des cultures, susceptibles d’adopter des voies et des rythmes différents, mais comment les distinguer ? Pour bien comprendre ce qui va suivre, il faut poser le problème de la fixation des acquis (savoirs, savoir-faire, mais aussi moyens productifs et croyances/culture). Or l’écriture est, par essence, une technique de fixation des connaissances, qui permet à la société humaine d’échapper à l’incertitude de la transmission orale de la mémoire.
Commençons par l’alphabétisation, sachant que la disponibilité des livres, avec l’invention de l’imprimerie, en était la pré-condition. Alors pourquoi les pays qui adoptèrent le rite protestant vont connaître une alphabétisation bien plus rapide qu’en pays catholique ? La Réforme protestante sera lancé par Luther, en Allemagne, dès 1517. Elle a d’emblée voulu instaurer, pour chaque homme, un dialogue personnel avec Dieu, sans l’intermédiaire du prêtre (qui reste le médiateur dans le rite catholique), exigeant l’accès direct des fidèles aux textes sacrés (Son succès n’aurait pas été aussi spectaculaire sans l’imprimerie). Luthériens, calvinistes ou puritains, dans les villes, mais aussi les campagnes, en territoire germanique, en Europe du nord ou en Angleterre, se plieront à l’obligation, surtout à partir du XVIIème siècle. Les données statistiques confirment les différences marquées, avec une alphabétisation qui augmente rapidement en Allemagne, puis en Angleterre et en Suède, la France ne rattrapant son retard qu’à la fin du XIXème siècle.
Cependant, l’examen des statistiques montre de grands écarts du rythme d’alphabétisation, entre hommes et femmes. Pour les comprendre, il faut prêter attention aux types familiaux et aux règles de succession, formant un fond anthropologique, sur lequel évolueront les figurations, d’ailleurs avec des impacts sur l’économie. C’est ici que la structure familiale aura un rôle primordial. Dans le monde germanique du haut Moyen-Age prédomine la famille-souche, caractérisée par la co-résidence de générations successives, au moins celle du père, chef de famille et celle du fils ainé adulte, amené à lui succéder. Une de ses particularités porte sur la règle de la primogéniture, soit que toutes les possessions passent à l’ainé des fils (plus rarement des filles), les cadets n’ayant aucun droit, un système qui préserve l’intégrité du patrimoine familial et en particulier le domaine agricole (L’unité de production). Il faut se souvenir de la dispersion de l’empire à la mort de Charlemagne, car chez les carolingiens il n’y avait pas de règle de primogéniture, que les capétiens adopteront dans la suite.
La patrilinéarité stricte du système germanique [1] va agir aussi dans le sens de l’alphabétisation, de par la structure familiale de type autoritaire, évidemment privilégiant les hommes. Nous pouvons même introduire une boucle de renforcement, entre famille-souche et protestantisme, du fait du familialisme patriarcal de ce dernier [2]. Rien de tel en Angleterre ou en Suède, où prédomine la forme familiale la plus ancienne, dite nucléaire, qui veut que les enfants, une fois atteint l’âge adulte, doivent quitter le domicile paternel et prendre leur envol d’eux mêmes. Puisqu’il n’y a pas de transmission de patrimoine, les jeunes générations constituent une force de travail souple et mobile, qui va grandement faciliter le démarrage particulièrement rapide de l’ère industrielle britannique. Nous pouvons rajouter, comme indicateur, le dépassement précoce du seuil de 50% de la population urbaine, en 1851, alors qu’en France, il ne sera atteint qu’en 1931.
Essayons de récapituler. Une vague d’alphabétisation va suivre la diffusion du Protestantisme, en Allemagne, en Angleterre et en Suède, par exemple, mais sur des fonds anthropologiques différents. La famille-souche allemande apportera une impulsion supplémentaire, mais que pour les hommes. Angleterre et Suède vont suivre, mais avec des écarts, entre hommes et femmes, bien plus faibles. En Suède, les écarts seront même insignifiants, soulignant le caractère égalitaire, entre les sexes, par contraste avec l’Angleterre.
Les écarts, dont je parle ci-dessus, sont importants et l’alphabétisation différenciée s’estompera au XXème siècle. Pour s’en rendre compte, au milieu du XVIIIème siècle, plus de 90% des hommes savaient lire en Allemagne, contre à peine 24% pour les femmes ; des chiffres de 60% pour les hommes et 38% pour les femmes sont rapportés pour l’Angleterre, à comparer à la France d’avant la révolution : 47% pour les hommes et 27% pour les femmes. Mais, vous auriez tort de considérer l’alphabétisation comme l’acquisition d’une simple technique. Bien des travaux insistent sur les profonds impacts de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, comme celui d’une langue étrangère, sur l’intelligence même, ou l’accès à cette intelligence. Elle change le rapport au monde et apporte une authentique transition mentale qui doit être mise en lien avec la sécularisation de la pensée.