les rapports entre économie et nature chez les économistes « préclassiques » : les physiocrates et l’économie issue de lois « naturelles »

Avant l’émergence de la théorie dite classique, à la base de l’économie des marchés efficients, il faut rendre hommage à une école de pensée « préclassique » qui a établi un lien étroit entre l’économie et la nature. Il s’agit des physiocrates dont le chef de file, François Quesnay, était médecin. L’existence d’un tel lien se référait implicitement à la circulation du sang dans un corps humain, ce qui à non seulement inauguré les études sur le circuit économique et son interaction avec la nature, mais également sur le lien entre la pollution et la santé ! Ce lien a refait surface d’une manière inattendue au milieu du XXe siècle lorsque l’eau potable commençait à être polluée à grande échelle.

Au milieu du XVIIIe siècle, les physiocrates vont reprendre la vision du monde d’Aristote en tentant de donner pour fondement à l’économie la réalité physique de la nature. Attribuant l’origine exclusive de la richesse à l’agriculture, ils décrivent ce faisant l’une des modalités possibles de l’« économie naturelle », tout en établissant là encore nettement la suprématie de la nature sur l’économie. Dès ses premiers écrits, parus en 1756-1757 dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, Quesnay en effet affirme (notamment via son tableau proposé en 1758) que le produit social annuel de la nation dans son entier n’est autre que le produit national annuel de l’agriculture [1], cette dernière trouvant son origine dans l’association des forces naturelles et du travail de l’ouvrier agricole. Ni l’industrie ni le commerce ne peuvent dans cette vision ajouter quoi que ce soit à la richesse nationale. En ce sens, ces dernières peuvent être regardées comme des occupations stériles.

L’argument utilisé par les physiocrates pour démontrer la supériorité de l’agriculture sur l’industrie et le commerce résidait essentiellement dans le fait que l’agriculture produit les matières premières et tout ce qui est nécessaire pour toutes les autres activités. L’agriculture nourrit tout le monde, y compris les actifs dans l’industrie et le commerce, parce qu’elle est la seule à pouvoir produire plus de nourriture que n’en requiert pour sa propre subsistance (produit net). Inversement, la stérilité du commerce et de l’industrie provient de ce que ces activités ne font, selon les physiocrates, que transformer des biens dont la valeur d’échange a été fixée en amont par l’activité agricole. La richesse de certains intermédiaires n’est pas une preuve de leur productivité : au contraire, elle résulte d’échanges inégaux dus à leurs « privilèges d’exclusif », c’est-à-dire en définitive à des violations de l’ordre naturel. Leur doctrine de l’exclusive productivité de l’agriculture aboutit sur le plan politique à exclure de la nation tous ceux dont les intérêts ne coïncidaient pas avec ceux de l’agriculture. Ce n’est donc pas la terre en elle-même qui s’avère productive, mais plutôt son pouvoir de captation et de combinaison des ressources dispensées gratuitement par la nature où elle stocke sur des millénaires pour les transformer en minerais ou en énergie fossile. Le « produit net » trouve ainsi son origine dans un « don gratuit de la nature » ; l’ensemble des ressources naturelles non seulement participe à la production, mais surtout en constitue le cœur.

Par conséquent, la contrainte essentielle qui apparaît par exemple dans le Tableau économique de Quesnay est une contrainte de reproduction à long terme du produit physique agricole. Les hommes doivent subordonner leur activité à des lois naturelles mettant en œuvre des flux physiques afin de s’assurer de la reproduction de la richesse et, au-delà, de leur survie et de leur propre reproduction. Mais la contrepartie de cette soumission à l’ordre naturel physique des choses est l’existence du « don gratuit de la nature », c’est-à-dire du produit net de l’agriculture. Le système politique doit alors avoir pour rôle de rendre conforme l’économie aux lois de la nature. Ainsi voit-on se perpétuer, d’Aristote aux physiocrates, la même tradition d’une nature d’essence métaphysique, culminant dans une notion d’ordre naturel auquel il convient que l’homme se plie, y compris dans ses activités économiques.

La préférence des physiocrates dans l’ordre politique allait à un despotisme légal, l’autorité d’un monarque de droit divin étant tempérée par l’adhésion de celui-ci aux Lumières, qui l’instruisent en retour sur l’ordre naturel, dont les lois constitutives de cet ordre naturel, ou lois naturelles, ont certes été inscrites dans la nature par Dieu lui-même ; mais un mauvais gouvernement ou des groupes sociaux trop influents peuvent en suspendre le jeu ou en modifier les effets. L’ordre naturel apparaît ainsi comme une sorte de situation normative qui décrit les traits d’une société idéale.

La question de la place de la nature face à l’économie, et plus généralement face à la société, apparaît par conséquent sous trois aspects dans la construction des physiocrates : tout d’abord dans leur théorie philosophique de l’ordre naturel, ensuite dans la conception qui leur est propre de l’exclusive productivité de l’agriculture et enfin, dans le rapport qu’ils établissent avec la dimension physique de l’économie.

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Notes

[1produit « net », c’est-à-dire un « surplus », ou encore une multiplication spontanée de quantités physiques.

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