Pour bien saisir la portée des quelques pages précédentes, il faut se départir des travers, qui proviennent de la manière de présenter l’histoire et de la croyance, largement répandue, que celle-ci a un sens, vers un inéluctable progrès que personne n’a jamais défini. Même la période actuelle comporte des manifestations de nouvelles barbaries, y compris d’ordre économique. En insistant sur le concept de processus sociaux à long terme on évite d’arrêter le temps pour exercer notre esprit analytique. Plutôt que de voir l’histoire comme un déroulement progressif et monotone, l’insistance sur les discontinuités nous permet non seulement de rechercher les transitions, comme étapes de restructuration du système, mais de retrouver, dans le passé, les multiples fils qui y contribuent. Pour ne pas rendre l’exercice pédant, je n’ai pas multiplié les références et les exemples, les noms des rois, les grandes batailles ou tout autre fait marquant. En revanche, j’ai essayé de fournir des concepts, comme l’unité sociale ou l’unité de production, qui nous fournissent des moyens de suivre les figurations sociales évolutives [1].
Bien entendu, le fait de se concentrer sur l’histoire européenne ne doit pas nous faire oublier que celle-ci ne représente qu’une culture (et encore fort diverse), la trajectoire d’une civilisation, parmi les nombreuses qui ont vu le jour sur la Terre.
C’est bien la méthode que je vise et non les détails, les particularités d’une civilisation. De ce fait, l’appui sur la notion de chaines d’interdépendances et leurs évolutions, permet de se concentrer sur les faits sociaux, les multiples processus qui poussent dans le sens de l’allongement/complexification des figurations ou dans celui de la fragmentation. Rien n’est inéluctable et, bien d’autres exemples de fragmentation auraient pu être cités, confirmant ce phénomène comme régularité, dans le sens de l’émergence, le développement, puis l’effondrement des figurations sociales. Les empires coloniaux, de dimensions mondiales, en plein essor au XIXème siècle, sous la houlette des Etats-Nations les plus puissants, se sont fragmentés tous, au XXème siècle, au travers des multiples luttes pour l’indépendance [2], en Afrique ou en Asie, par exemple.
Cependant, aucune fragmentation des chaines ne peut se concevoir comme un retour en arrière, car d’autres évolutions parallèles modifient sans cesse la structuration sociale (ce que nous avons appelé les figurations), avec l’apparition de nouveaux acteurs (et donc des interdépendances), formant des unités nouvelles, la mise en œuvre de nouvelles techniques qui permettent des actions inédites (un autre pouvoir qui propulsera de nouvelles unités de production), mais aussi l’évolution des mœurs et dispositions, s’accordant aux normes et les institutions sociales qui en assurent l’observance. Ce sur quoi je n’insisterais jamais assez est la plus lente évolution des schémas de pensée, par rapport aux modifications sociales, économiques et politiques, avec une double conséquence : d’une part une déconnexion de larges parties de la population, dont la compétence dans le jeu social est affectée (ils doivent apprendre et s’adapter aux nouvelles règles du jeu, sur lesquelles ils n’ont pas nécessairement prise) et d’autre part elle confère aux différentes élites, en fonction du déroulement des trajectoires, la capacité à agir sur la distribution des chances sociales, dans un sens qui sécurise leur reproduction, une manière d’assurer, dans le temps, le monopole du pouvoir. Nous reprendrons la synthèse, à la fin du second thème qui nous occupera dans la suite.