L’Economie contre la Société

Economie versus Société : la difficile question du changement

Je tempête régulièrement contre la vision de l’histoire comme monotone et univoque, une progression « naturelle ». Pourtant, nous pouvons ressentir un vertige face aux changements observés avec le temps, surtout si on essaye de surmonter l’ethnocentrisme que je qualifierais de spontané. Le changement est difficile à théoriser, même rétrospectivement, sans disposer des catégories de pensée, des concepts adéquats [1]. Le putsch intellectuel, opéré par les économistes, a installé dans le vocabulaire des « lois » économiques, comme le commerce libre, la rationalité du Marché et sa capacité « d’autorégulation », la fonction utilitariste quasi innée, dont chacun serait doté. Pour autant, est-ce que des lois économiques seraient responsables des progrès sociaux, marquant la prééminence de celles-ci sur la Société ?
Essayons d’examiner deux profonds changements (des révolutions en fait), défendus comme des progrès, mais pour qui et à quel prix. Le mouvement des enclosures a débuté en Angleterre, vers le XVIème siècle. Il préconisait l’abandon de la gestion communale des terres, au profit de parcelles, délimitées, clôturées (d’où la dénomination) et exploitées comme des propriétés privées, aux mains de riches propriétaires [2]. Sauf que la réforme ne se limitait pas à la création d’un genre de cadastre et ne peut être qualifiée de simple réforme agraire. Certes, il y avait bien une nouvelle distribution des terres (devenues commodité), mais il s’agissait aussi de les convertir en pâturages, le commerce de la laine étant jugée, à l’époque, plus lucratif. Une désintégration sociale s’installe, les populations rurales paupérisées ne peuvent se maintenir, générant un rapide dépeuplement des campagnes et des révoltes récurrentes, donnant lieu à une répression sanglante. Pourtant, le pouvoir royal tentera de préserver la population et sera accusé d’être réactionnaire, alors que son action relevait plus d’un paternalisme bienveillant [3]. Finalement, le mouvement des enclosures sortira gagnant [4], imprimant de profondes modifications dans le paysage social [5]. Des historiens parleront de révolution des riches contre les pauvres. Nous pourrions aussi discuter de son influence sur l’émergence d’une nouvelle relation à la Nature, imposée par le nouveau modèle agricole (productiviste).
Le chapitre 3 de l’ouvrage de Karl Polanyi, la Grande Transformation, débute par le paragraphe suivant : Au cœur de la Révolution Industrielle du XVIIIème siècle, il y avait une amélioration quasi-miraculeuse des outils de production, qui était accompagnée d’une dislocation catastrophique des vies des gens ordinaires. Exagération, interprétation idéologique ? La dislocation est bien attestée historiquement et la violence sociale de la rapide montée de la Révolution Industrielle en Angleterre est reconnue.
La question soulevée par ces deux exemples est bien celle de la prééminence de l’économique sur le social (qui semble payer toujours les pots cassés) [6]. La société est-elle au service de l’économie, la prospérité du petit nombre ne pouvant que bénéficier à l’ensemble du corps social ? C’est bien la vieille question du ruissellement, phantasme tenace, toujours d’actualité, démenti par tous les travaux empiriques. Evidemment et rétrospectivement, on passe sous silence les conséquences sociales, à court et moyen termes, au bénéfice de l’expansion de l’économie, mesurée par l’incontestable production de richesses. Le rapport Chadwick (Report on The Sanitary Condition of the Labouring Population of Great Britain), de 1842, révèlera la forte réduction de l’espérance de vie, particulièrement des hommes, entre la fin du XVIIIème siècle et les premières décennies du XIXème [7]. Les conditions de travail et l’atmosphère glauque des villes industrielles y étaient pour quelque chose. La publication du rapport conduisit à l’adoption du Public Health Act, en 1848, première tentative gouvernementale d’assumer la responsabilité (publique) de la santé des populations.

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Notes

[1Vous comprenez l’idée de ce cours qui verse des concepts comme les chaines d’interdépendances, l’unité sociale ou l’unité productive, le processus de monopolisation et la socialisation du pouvoir, sous les contraintes générées par les interrelations

[2Certains y voient des prémices du capitalisme, en tout cas il faut y voir la fin définitive de toute règle féodale

[3Ainsi, nous pourrions nous interroger sur son rôle pour prévenir un effondrement du pays

[4Ses bénéfices en termes de productivité seront incontestables, mais une fois les cultures rétablies

[5Finalement, c’est avec le vote du Parlement, au XVIIIème siècle, consacrant les enclosures, que les droits d’usage et la gestion communale sont abolis (En France ce sera introduit par le Code napoléonien), mais la révolution puritaine avait déjà mis fin à l’ordre ancien

[6J’aurais pu rajouter la dimension environnementale, également subalterne et ses conséquences

[7Il fait partie de ces pionniers qui ont favoriser l’usage des statistiques, pour informer le gouvernement

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